Les chiens et les bouteilles sont interdits sur la plage, c’est écrit en gros sur une pancarte. Pour être plus tranquille, vaut mieux aller s’installer de l’autre côté, là où le sable est moins beau et où il y a des chicots, des morceaux de bois morts et autres cochonneries un peu partout. Et on ne va pas là pieds nus parce qu’il y a souvent, très souvent, des morceaux de verres éclatés.
L’eau du lac doit être à quinze degrés Celsius. On ne se permet plus de rire des matantes qui se saucent en trois quart d’heure – on en devient tous une. La plage est bondée de matantes en puissance. Le pire, je pense, c’est quand on arrive à la hauteur des parties génitales. Ça, comment dirais-je, ça coupe le souffle. Fille ou garçon, c’est pareil. Le cœur s’arrête à nouveau quand on passe le thorax. Puis les épaules. Rendu là, on n’ose plus sortir de l’eau. On essaie de respirer normalement, et on laisse sortir quelques sacres desquels on étire les syllabes. Si, par hasard, un nuage venait qu’à cacher le soleil, alors on se demande ce qu’on peut bien foutre là, à vouloir se baigner à tout prix. « C’est bon pour le cœur! » On se console du mieux qu’on peut. « C’est bon pour la peau! » Ou alors on dégaine la plus populaire de toutes les répliques : « ‘Est bonne, un coup saucé! » Oui, c’est souvent ce qui arrive. Et là, c’est presque inévitable, on annonce qu’on ne plongera pas sous l’eau parce qu’on n’a pas le goût de se mouiller les cheveux. Qu’avec le vent, on va sûrement attraper la mort, et que ça, ça commencerait bien mal un deux semaines de vacances qu’on a mis douze longs mois à ramasser dans une job qu’on n’aime pas vraiment. Très peu. Ou alors pas du tout.
Ce n’est pas la même chose avec ceux qui louent un emplacement saisonnier. Pour leur roulotte. Leur maison mobile. Ceux-là sont moins stressés de profiter de la plage parce qu’ils sont trop occupés à profiter de leur emplacement de roulotte, justement. Ils ont un patio, des balançoires, des guirlandes lumineuses, l’électricité, une antenne satellite, name it, ils ont à la roulotte ce qu’ils possèdent à la maison. Une plage? Un lac? Pourquoi faire, why the fuck? Le sable c’est sale, et puis de toutes façons, l’eau est froide. Vaut mieux se balancer pénard avec Kiki-le-bichon-maltais sous le bras, balayer son patio, le repeindre ou bien parler au téléphone cellulaire avec une voisine qui séjourne à cinquante pieds de nous.
Le gus à l’accueil s’appelle Jonathan, mais tout le monde le surnomme Jos. Il est plutôt calme, sympathique sans trop l’être, et il a un je-ne-sais-quoi dans le regard qui me fait croire qu’il est dépressif. Ça se sent ces choses-là. En tous les cas, il est l’opposé du gars nerveux. C’est le genre de personnes à qui on dirait : « J’ai une plaie ouverte, peux-tu m’aider? » et il te dirait « Hum. J’sais pas. Peut-être ben. J’ai appris à faire des catins chez les Louveteaux, mais ça fait un bail. Il nous faudrait un linge propre. Je dois avoir ça à quelque part... » Enfin, je ne sais pas. Je ne crois pas que j’aurai de plaie ouverte pendant mes vacances. Et si j’en ai une, je ne suis pas sans-dessein au point de me traîner jusqu’à l’accueil du camping sans m’être fait une catin moi-même. Chose certaine, je n’irai sûrement pas voir les gens aux roulottes : des plans qu’ils me laissent crever au bout de mon sang. C’est bizarre ce que j’avance là hein, mais j’ai comme le pressentiment qu’ils n’apprécient pas les étrangers. Ils sont là à frotter leur odeur sur chaque coin de leur terrain, comme un chien genre, pour délimiter leur espace. D’un air de dire c’est-mon-terrain-ça-et-depuis-longtemps-fac-que-je-te-voye-t’approcher-hein-on-est-des-saisonniers-icitte. Je sens que je ne suis pas des leurs. Je fais partie des crevos qui squattent les terrains sans services, sans eau courante ni champ d’épuration. Je fais partie de ceux qui bouffent des tomates sans les nettoyer à grande eau, ceux qui accrochent des bâches aux arbres pour se protéger un peu de la pluie. Je suis de la gang des crottés, ceux qui se baladent sans gêne les ongles d’orteils bourrés de sable et de crasse, les cheveux mal coiffés, arborant le même gilet plusieurs jours d’affilée. Les « sans frigo », les « faiseux de rigoles », les « désastres ». Des miséreux, quoi. Je ne suis que de passage, donc je souille leur place. Anyway. Si j’avais une plaie ouverte, je préférerais mourir au bout de mon sang que d’aller cogner à leur porte fraîchement nettoyée au jet d’eau à compression, à leur quémander de la gaze et une once d’altruisme. On les sent ces choses-là.
Jos m’a fait un prix sur les deux semaines que j’ai décidé de passer ici. Il m’a refilé le plus grand emplacement de la section « camping sauvage » en me souhaitant un bon repos. Ça devait paraître que je n’avais pas envie de me faire écoeurer. En fait, il a dû lire la phrase « Crissez-moi la paix » sur mon front.
Il n’y a pas que Jos et Jez qui travaillent ici. Il y a aussi ceux qui font des rondes. Des rondes pour les poubelles, les ballots de bûches, les toilettes. Ceux-là aussi ne sont pas très bavards. Tant mieux. Ils passent en VTT, font ce qu’ils ont à faire, ne voient pas l’utilité de te dire bonjour ni même de te faire un signe de la tête.
Jos discutait avec l’un d’entre eux quand j’ai fait l’acquisition d’un bloc de glace l’autre matin. Son nom, ça devait être Charles parce qu’il l’a appelé Chuck. Hum. C’est nul, Chuck. Jos, Jez, Chuck. Entre collègues de travail masculins, j’imagine que c’est plus cool d’utiliser des surnoms. Chuck a la palme de l’air bête. Il s’occupe surtout de la ronde de bûches, et comme j’ai pas envie d’aller me chercher du bois à pied ni de détruire le boisé du camping à l’aide de mon canif (je n’ai pas apporté ma hachette), je lui en achète régulièrement. À chaque soir, en fait. La première fois, je lui ai fait un signe de la main. Depuis, il s’arrête à chaque soir. Il me garroche mon ballot et il prend l’argent que je laisse dans l’accoudoir de ma chaise pliante. C’est notre entente tacite. Parce que je ne suis pas tout le temps là on s’entend, j’aime ça aller me promener le long de la grève avec un livre et un peu d’alcool. Ça me permet d’apprécier la vie.
Ça ressemble étrangement à une routine ça, la ronde de bûches de Charles. Quand j’arrive, à la tombée de la nuit, je sais que mon ballot est là, à côté du feu, et que mon argent a disparu. C’est drôle parce que pendant nos vacances, on cherche souvent à éviter la routine. Mais celle-là me convient.
Jos m’a bien averti, lors de ma visite inquisition-de-la-météo-des-prochains-jours :
— Vaut mieux que tes bâches soient solides, on annonce un orage. Pis pas mal de vent.
Le soir même, Chuck s’est pointé avec son ballot de bois. Il ventait fort, il devait faire dix degrés et il était en manches courtes. Je me suis dit que ça allait le réchauffer pour la suite des choses.
— Veux-tu un petit remontant? Fait pas chaud.
Il n’a dit ni oui ni non, il a avalé cul sec en prenant le cinq piastres qui était sur la table à pique-nique, et il est reparti, comme s’il pensait qu’en ouvrant la bouche il allait déchirer sa belle et jeune gueule d’adonis basané.
Le lendemain, c’était peut-être son jour de repos, je l’ai vu qui s’est installé sur un promontoire de la plage, avec des copains. Il jouait à se lancer un ballon de football. Moi j’étais plus loin, au soleil. Un effluve de marijuana m’est passé sous le nez. J'ai dormi. Puis je me suis fait réveiller par un coup de tonnerre. J’ai horreur du tonnerre. J’ai remballé mes affaires prompto et j’ai fait un arrêt du côté du casse-croûte. J’avais le goût d’un hamburger fromage. Jez était fidèle au poste.
— Hostie, ça va tomber!
— Ouin. On dirait ben.
— All dressed, ton cheese?
Il n’y avait pas un chat dans les environs. Tous étaient partis se réfugier. J’attendais mon lunch sous un parasol Molson Ex quand Chuck est passé en quatre roues. Il partait faire sa ronde de bûches.
À mon arrivée, le feu était déjà allumé. Et j’avais deux ballots de bois sous la table à pique-nique. Charles était un homme de peu de mots, mais il savait drôlement bien s’y prendre pour faire plaisir. J’ai avalé mon cheese devant le feu en me demandant ce que ce serait de baiser avec lui. Et ce soir-là, sous la tente, je me suis fait jouir en y pensant. C’était étrange, ça m’a fait drôle de me masturber sous l’orage. Finger lickin’ good, comme dans la pub du Colonel. J’ai dormi comme un bébé sous le ciel mécontent.
À cinq heures du matin, je me suis fait réveiller par une moufette qui se baladait près de ma tente. Incapable de me rendormir, j’ai enfilé mon pantalon et j’ai mis de l’eau à bouillir pour me faire un café. Ça m’a pris du temps avant de remarquer les deux bouteilles de bières vides sur la table. Mon cœur s’est accéléré, et j’ai regardé tout autour de moi.
Il était là, que je me suis dit. Et il a tout entendu. Il a siroté ses bières devant mon feu en m’écoutant me branler furieusement.
C’est vite devenu notre petit jeu. Au départ, ça m’a tétanisé de gêne je dois l’avouer. Je faisais tout pour l’éviter. Il faisait tout pour me croiser. Je le sentais bien que ça l’amusait de me faire rougir juste par sa présence. Quand j’allais prendre ma douche, le soir, j’étais en proie à une vive excitation. Je marchais doucement dans le sentier en gardant ma lampe de poche éteinte. Je laissais mes yeux s’habituer à la noirceur et je guettais les mouvements, les silhouettes, les bruits. Quand j’arrivais à ma tente, le feu crépitait déjà. Je ne crois pas qu’il passait par les sentiers du camping, je crois plutôt qu’il se frayait un chemin dans le bois derrière. Par le chemin de fer, plus loin. M’enfin. Je dis ça de même. J'en sais rien.
J’ai mis du Tim Buckley et j’ai attaqué ma bouteille de Red Label en solidifiant ça et là mes bâches qui s’étaient quelque peu relâchées depuis l’orage. Fallait faire attention aux racines et aux souches qui dépassaient d’un peu partout. Le ciel était dégagé, il devait y avait des milliards d’étoiles.
Charles est arrivé sans dire un mot. J’ai figé sur place. Il s’est assis sur ma chaise pliante. Il s’est étiré le bras pour attraper une bûche, l’a lancée dans le feu qui a répondu en faisant voler des braises, et il s’est calé le dos confortablement dans le siège. Je lui ai offert un verre et il m’a demandé de…
En fait, il n’a rien demandé. Il a ouvert sa braguette. J’ai regardé tout autour, un peu mal à l’aise. J’ai pensé à la suite des choses puisque suite il y allait avoir, et j’ai avalé le contenu de mon verre en une gorgée, espérant obtenir le coup de fouet nécessaire. Il a porté une main à ses lèvres et il a craché minutieusement une bonne quantité de salive sur ses doigts.
Le feu me dérangeait. Il brûlait trop fort, trop bien. Impossible d’être discrets avec autant de lumière. Charles a compris que ça tournait vite dans ma tête. Il a tendu un bras vers moi, sans me regarder, j’ai vu ses doigts englués de salive briller sous la lueur des flammes, et j’ai consenti enfin à m’approcher. À m’agenouiller, devrais-je dire.
À partir de là, je n’ai pas le souvenir de grand-chose. À cause de l’alcool. De la nervosité aussi, sans doute.
Je sais qu’il n’avait pas l’habitude de faire ça. Parfois, je sais pas, on croise quelqu’un à quelque part qui, sans qu’on s’en attende, parvient à nous dénuder le corps et l’esprit dans le plus complet des silences, sans la moindre parole ni le moindre geste. Ça fait tilt, comme ça, et c’est inexplicable. Souvent, on fait comme si de rien n’était. Parfois, on se risque.
Quand j’ai ouvert les yeux le lendemain, Charles n’était plus là. Je ne m’attendais pas à davantage de sa part. J’ai flâné dans ma couche jusqu'à onze heures et j’ai eu l’idée d’aller déjeuner au casse-croûte. Jez m’a salué en inclinant la tête.
— Pis Philippe, les vacances vont bon train?
— Ça va, ça va, que j’ai répondu en lui remettant un billet de cinq contre deux toasts au fromage et un café.
Je me suis malaxé les tempes, puis j’ai attrapé la brochure d’une compagnie de rafting qui traînait sur le comptoir.